2) Porte Impasse tout-y-faut

2) La porte de l’impasse tout-y-faut

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porte de l’impasse tout-y-faut

 

Alberti et l’harmonie comme principe esthétique

 

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Leon Baptiste Alberti (1404-1472),  » le plus élégant des humanistes « , ce «  prince du savoir  » (1) est né à Gènes au début du XVème siècle, dans une riche et puissante famille florentine exilée pour raisons politiques. Après de solides études à Venise et Padoue (droit canonique, grec, grammaire, dialectique, mathématique) et avoir probablement suivi le cardinal Albergati en France et en Allemagne, il entre au service du pape en 1432,. Il est à Florence en 1439 avant de se fixer à Rome en 1443. Ses voyages lui ont permis « de confronter entre elles,  l’ambiance culturelle de la cour des Médicis, les institutions universalistes de la papauté, les ouvertures intellectuelles des centres septentrionaux » (2), pour devenir un des plus éminents artistes humanistes de son temps, admiré pour sa culture et son indépendance d’esprit, son athlétique beauté, et plus encore pour son oeuvre écrite et ses créations architecturales auxquelles il se consacrera totalement à partir de 1450. Il ne lui sera pas permis de terminer ses grands projets de San Francesco à Rimini ( transformation de l’église en véritable temple inspiré de l’antiquité, à la gloire des Malatesta) et à Mantoue (Saint-Sébastien et Saint-André commencée en 1472, libres interprétations de l’art antique). A Florence, il concevra le palais Rucellai, l’édicule du Saint-Sépulcre dans la chapelle Rucellai et la façade de Sainte-Marie-Nouvelle.


Alberti  » 
élève l’architecture au rang des arts libéraux  » il est le type même du nouvel artiste qui crée le projet et dont le chef de chantier se doit de suivre à la lettre les directives. « A cette intellectualisation, se lie un effort de rationalisation complète : tout dans l’édifice se calcule et s’analyse, le beau est la valeur absolue d’un organisme esthétique, dont rien ne peut être modifié. cette beauté fait rayonner dans l’âme humaine une joie pure,suscite un accord irremplaçable entre l’homme et l’univers : par le calcul mathématique, le jeu des proportions, ou en termes empruntés au Timée de Platon, des médiétés… » (3). Alberti est aussi l’auteur de nombreux ouvrages dont deux d’entre eux joueront, plus particulièrement, un rôle de premier plan dans l’invention et l’évolution de l’art renaissant : De Pictura (4)traité de peinture, rédigé en 1435 et le traité d’architecture De re aedificatoria composé à partir de 1450 en étroite liaison avec sa pratique architecturale en continuelle évolution selon un processus qui n’est pas sans rappeler notre actuel process art ou art in progress. Publié après sa mort, en 1486, ce bréviaire de la Renaissance, ce texte fondateur (5), lui donnera , selon Focillon, une autorité comparable à celle de Vitruve.

 

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Larchitecture et art de bien bastir, traduction:Jean Martin 1553
Médiathèque Michel Crépeau – La Rochelle
droits de reproduction et de diffusion réservés

La beauté selon Alberti

S’inspirant de Vitruve, Alberti conçoit la beauté comme un « je ne sçay quoi » qui résulte de la conjonction de trois facteurs   :  » beauté est un accord, ou une certaine conspiration (s’il faut parler ainsi) des parties en la totalité, ayant son nombre, sa finition, & sa place, selon que requiert la susdicte correspondance, absolu certes & principal fondement de nature  » (6) ( Livre IX,chapitre V, folio 191 et folio 192).
Le nombre : Alberti précise les nombres, pairs et impairs, dont use la nature et qu’il nous faut préférer à tous les autres pour des raisons qui peuvent nous paraître aujourd’hui bien pittoresques : le Un, parce que notre visage comporte un nez, une bouche, le Deux en rapport avec nos yeux, nos oreilles, et ainsi de suite jusqu’au nombre Dix, le plus parfait selon Aristote.
La place ou collocation (folio 195) concerne la situation dans l’espace des parties, pour une bonne partie,  » elle provient du jugement que nature a donné aux hommes… elle se fonde sur la pratique de la finition.  »
La finition  » est une certaine correspondances de lignes entr’elles, par lesquelles les quantités sont mesurées : dont l’une sert pour la longueur, l’autre pour la largeur, & la tierce pour la hauteur. Or icelle finition se faict bien divinement si l’on veult suyvre les regularitez ( les règles) par lesquelles la nature se manifeste chacun jour à nos yeux, voire s’y rend grandement admirable, qui me font affirmer une fois pour toutes, le dire de Pythagoras, qui est que la dicte nature est en tout & par tout semblable a elle mesme, & ne varie point : car (certes) ainsi va la chose, consideré que les nombres causans (qui sont la cause) que la concordance des voix se rende agreable aux aureilles, ceulx la sans autres (ceux là seuls) font aussi que les yeulx & l’entendement se remplissent de volupté merveilleuse... »
Cette correspondance entre les intervalles musicaux et les proportions en architecture est un postulat sur lequel repose la doctrine albertienne et le principe architectural des proportions en usage à la Renaissance. Mais il s’agit plus de parvenir à l’harmonie universelle (concinnitas), par le truchement des rapports musicaux qui révèlent si bien cet ordre mathématique cosmique, que de transférer mécaniquement des rapports de quantités du domaine de l’ouïe à celui de la vue : « des Musiciens donc, a qui telz nombres sont familiers & tresbien entenduz, & des autres par qui nature monstre je ne scay quoy de grand & evident en ses ouvrages, se parfera nostre finition.  »
L’harmonie  perceptible à l’oreille, repose sur les rapports arithmétiques simples, comme chez Platon ou Vitruve, établis par exemple sur un monocorde pincé aux points de partage (ou de  » compartissement  » ) :  » … nous accouplerons tous les diamètres d’un corps avec ces nombres qui sont ou nés avec les harmonies, ou bien tirés d’ailleurs par certaine bonne raison. »

Et Alberti d’ajouter : «  Les noms des susditz accordz sont Diapente, qui se dit autrement sesquialtere (7), c’est à dire une quinte. Diatessaron ou sesquitierce (7), autrement une quarte. Diapason, ou double, que l’on dict une octave : & Diapason Diapente, qui est une douzième (octave+quinte), ou mesure triple : puis Disdiapason, qui vault une quinzième, ou proportion quadruple… »

accords

Ajoutons à ces accords le Ton ( » la plus grande corde comparée à la moindre, la suravance d’une huitieme partie d’icelle moindre « ) et nous auront les principaux accords,  » ces nombres dont les architectes usent tres commodement  » pour établir le plan des places, des marchés et des aires à découvert.

Pour les lieux publics couverts, ces nombres  » comparent la largeur a la longueur, & veulent qu’a l’un & a l’autre la hauteur corresponde en bonne harmonie, ou symmetrie et proportion « . Notons que certains de ces accords peuvent induire d’autres subdivisions, par exemple le triple peut être engendré par la combinaison d’un diapason et d’un diapente (1/2/3) mais peut aussi être généré par un diatessaron (quarte) suivi d’une octave augmentée d’un ton (3/4/9) ou d’une quarte suivie d’une quinte double (9/12/18/27).

Alberti distingue trois types d’aires : courtes, moyennes et longues. Certaines sont obtenues par « l’engendrement  » de rapports successifs que nous pourrions nommer rapports composés ou engendrés.

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   Rudolf Wittkower (8) montre comment cette interprétation particulière de l’espace, où les rapports spatiaux ( de dimensions) sont assimilés aux rapports musicaux, mène à des combinaisons de rapports qui engendrent, pour les plans moyens ou longs, des partitions de l’espace plus subtiles :  » L établissement des rapports dans le but de rendre les proportions d’une pièce harmonieuse nous paraît bien étrange et pourtant toute la Renaissance conçut les proportions dans ce sens. Un mur est perçu comme une unité qui détient certaines potentialités harmoniques. Les sous-unités les plus basses, suivant lesquelles l’entier peut être partagé, sont les intervalles consonants de l’échelle musicale, dont la valeur cosmique ne faisait aucun doute. Dans certains cas, une seule voie est possible pour engendrer les rapports successifs, mais dans d’autres, deux, voire trois, « générations » peuvent être réalisées à partir d’un même rapport… L’octave, 1/2, peut provenir de la succession d’une quarte et d’une quinte (3/4/6) ou d’une quinte suivie d’une quarte (2/3/4). Mais les rapports des intervalles musicaux sont seulement le matériau brut pour la combinaison des rapports spaciaux. Les progressions harmoniques d’Alberti 4/6/9 et 9/12/16 sont une séquence respectivement de deux quintes et deux quatres ; musicalement elles réprésentent des dissonances. Les rapports des intervalles musicaux sont considérés comme « agglomérants »  et non pas comme intervalles consonants d’une composition musicale. Cela montre bien que l’intention des artistes de la Renaissance n’était pas de traduire la musique en architecture mais de prendre les intervalles consonants de l’échelle musicale comme la preuve audible de la beauté des rapports des petits nombres entiers 1/2/3/4 « .

 

La porte de l’impasse tout-y-fault  

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   Ces mêmes rapports musicaux sont présents dans la composition de la porte de l’impasse tout-y-fault: largeur du piedroit = 1 module, de la baie = 2 mo, de l’espace comprenant la largeur de la baie et des deux retombées de l’arche = 3mo, largeur de la porte = 4mo, soit 1,2,3,4 ou ½ = octave, 2/3 = quinte, 3/4= quarte. Il existe cependant d’autres formules pour déterminer les dimensions d’un édifice, nous dit Alberti, « lesquelles sont tirées tant de la Musique que de la Géométrie & Arithmétique que l’on nomme « médiocritez »(médiétés ou moyennes). Rappelons que, Euclide définit la proportion comme une égalité de rapports. Dans la proportion a/b=c/d, a et d sont les termes extrêmes, b et c, les moyens. Proportion continue : à trois termes seulement : a/b=b/c. Ces proportions, combinaisons de deux ou plusieurs relations, n’impliquent pas nécessairement l’égalité de fractions, elles peuvent s’exprimer aussi bien par l’égalité de différences ou d’autres formes de comparaison. Des différents types de médiétés mentionnées par les Anciens, Alberti n’en retient que trois : l’arithmétique, la géométrique et l’harmonique (ou musicale), qu’il définit dans le sixième chapitre de son livre IX ( 9 rappel des trois moyennes). Les rapports modulaires inspirés des accords musicaux, ne sont pas seuls en cause. Dans la symmetria de l’élévation de la porte, les trois médiétés participent de la même « conspiration des parties en la totalité » qui confère sa beauté. Soit :2,3,4 = moyenne arithmétique, 2,4,8 = moyenne géométrique, 3,4,6 = moyenne harmonique

 


(1) André Chastel,  » Marsile Ficin et l’art « , Genêve, Librairie Droz, 1975

(2) Manfredo Tafuri,  » Architecture et Humanisme de la Renaissance aux réformes « , Dunod 1981.

(3)André Chastel, l’art italien, Flammarion, 1982, p.228

(4) De Pictura, texte latin et traduit par Jean Louis Schefer, Macula, Dédale, Paris 1992.

(5) De re aedificatoria, traduction française par Jean Martin sous le titre Architecture et Art de bien bastir, 1553, disponible comme document numérisé (http://architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Images/CESR_4781Index.asp.) Nouvelle traduction ( l’art d’édifier), présentée et annotée par Françoise Choay et pierre Caye, en 2004, éditions du seuil.

(6) Traduction française de Jean Martin, 1553 (Neuvième livre, chapitre V, intitulé : « Qu’il est trois choses qui principalement font à la beauté et magnificence d’un logis, à savoir le nombre, la figure et la collocation »). Nous nous référons à la traduction de J. Martin pour rester au plus près de l’interprétation du texte d’Alberti que pouvaient en faire au XVIème siècle les praticiens non latinistes. Traduction du texte latin par A. Chastel (Marsile Ficin et l’art) : » La beauté est un accord et si l’on peut dire une conspiration des parties dans le tout où elles s’établissent, selon un nombre (numerus), un ordre qualitatif (finitio) et une place (collocatio) défini comme le requiert l’harmonie (concinnitas) principe absolu et premier de la nature « . Traduction Choay-Caye : «  La beauté est l’accord et l’union des parties d’un tout auquel elles appartiennent ; cet accord et cette union sont déterminés par le nombre, la délimitation et la position précis que requiert l’harmonie, principe absolu et premier de la nature. Cette harmonie est le but principal que poursuit l’art d’édifier ; elle lui confère son statut, sa grâce et son prestige, et elle en fait le prix. ».

(7) sesqui désigne pour les anciens, nous dit Alberti, quelque chose de plus, soit deux plus un pour la sesquialtere et trois plus un pour la sequitierce.

(8) Rudolf Wittkower :  » Architectural principles in the Age of Humanism  » Alec Tiranti LTD, Londres, 1952. Traduction française « Les principes de l’architecture à la Renaissance » par Claire Fargeot, Les Editions de la Passion, Paris, 2003.

(9) les trois moyennes les plus fréquemment employées

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