2) Porte du temple de Marsilly

2) La porte du temple de Marsilly :

La porte de l’ancien temple de Marsilly a été déplacée au dix-neuvième siècle dans la petite cour qui jouxte le temple actuel de La Rochelle. Elle date, comme la porte du collège Jeanne d’Albret, de 1566. Marsilly, « village de falaises sur la mer, de pêcheurs et d’agriculteurs au cœur de l’Aunis, aux portes du Marais Poitevin», est aussi un petit port marchand (port de la Pelle) au pied de son église fortifiée du 15ème siècle. Passée à la réforme, la population détruira en 1568, en pleine fureur iconoclaste, le haut clocher-amer et la nef de l’imposante église gothique.

1566  est une année de paix relative, suite à la première guerre civile pendant laquelle l’Aunis, à forte majorité huguenote, observe une certaine neutralité (1). La participation de La Rochelle au second conflit religieux en 1568 (2), va faire du grand port atlantique, riche de son commerce, confiant en sa puissance navale garante de son indépendance et de ses alliances, la véritable capitale française de la Réforme, pour plus d’un demi-siècle.

1566 suit de quelques mois l’entrée solennelle, dans la cité, du jeune Roi Charles IX et de sa mère Catherine de Medicis lors de leur  tour de France ; visite au cours de laquelle les échevins comprennent combien les « libertés et franchises » de la ville sont menacées par l’autorité royale. (3)

porteMarsilly

2) La porte du temple de Marsilly :

La porte de l’ancien temple de Marsilly a été déplacée au dix-neuvième siècle dans la petite cour qui jouxte le temple actuel de La Rochelle. Elle date, comme la porte du collège Jeanne d’Albret, de 1566. Marsilly, « village de falaises sur la mer, de pêcheurs et d’agriculteurs au cœur de l’Aunis, aux portes du Marais Poitevin», est aussi un petit port marchand (port de la Pelle) au pied de son église fortifiée du 15ème siècle. Passée à la réforme, la population détruira en 1568, en pleine fureur iconoclaste, le haut clocher-amer et la nef de l’imposante église gothique.

1566  est une année de paix relative, suite à la première guerre civile pendant laquelle l’Aunis, à forte majorité huguenote, observe une certaine neutralité (1). La participation de La Rochelle au second conflit religieux en 1568 (2), va faire du grand port atlantique, riche de son commerce, confiant en sa puissance navale garante de son indépendance et de ses alliances, la véritable capitale française de la Réforme, pour plus d’un demi-siècle.

1566 suit de quelques mois l’entrée solennelle, dans la cité, du jeune Roi Charles IX et de sa mère Catherine de Medicis lors de leur  tour de France ; visite au cours de laquelle les échevins comprennent combien les « libertés et franchises » de la ville sont menacées par l’autorité royale. (3)

Marsilly_haut66

Toutefois si le traitement décoratif de la porte, est secondaire, il n’est pas pour autant négligé. L’iconoclasme réformé, paradoxalement, ne se prive pas de l’image pour mettre en valeur le sens des maximes en rimes. Pensées qui s’adressent en priorité à l’esprit, qui fustigent la vacuité de l’attrait « passant » du confort et de la beauté du logis, ici-bas, face à l’éternité de « la céleste maison ». Texte gravé, qui plus est, en français, langue vernaculaire chère à Calvin qui conteste au latin son monopole religieux.

SOLI DEO

ICI.BAS.NAVONS.UN

MANOIR.ETERNEL.

MAIS.EN.CHERCHONS.UN

TOUT.PERPETUEL

BIEN.ASSIS.SUIS.ET.EN.BEAU.LIEU.

MAIS.QUOY.PASSENS.NE.SUIS.JE.LIEU.

PASSANT.SUBJET.A.FEU.VENT.ET.TONNERRE.

TOMBANT.EN.FIN.EN.RUINE.ET.PAR.TERRE.

PAR.QUOY.DONC.SE.FAULT.BIEN.DONNER.GARDE.

DE.METTRE.TANT.SON.COEUR.ET.AFFECTION.

ES.LOGIS.QUI.NE.SONT.DE.GRANDE.GARDE.

LAISSANT.ARRIERE.LA.CELESTE.MAYSON.

QUI.LASSUS.EST.AU.HAUT.CIEL.ETERNELLE.

TOUJOURS.DURANT.AUSSI.PERPETUELLE.

La « Bible de Genève » de Jean Calvin, publiée en 1560, rédigée en français, comme celle d’Olivétan vingt-cinq ans auparavant, traduit bien ce désir de mettre l’Ecriture à la portée de tous . Ce n’était pas encore le souci du commanditaire des inscriptions gravées en latin, en 1563, sur deux linteaux à Marsilly (6). En trois années Marsilly passe du latin au français, est-ce l’indice du succès populaire de la réformation ?

Au sommet du tympan du fronton de la porte, au-dessus du « cordouan » huilé sur lequel est gravé la devise SOLI DEO, trône un croissant de lune. Quelle(s) fonction(s) symboliques lui attribuer, quelle(s) interprétation(s) en donner ?

Le croissant, pour l’humaniste se référant aux métamorphoses d’Ovide, est une promesse d’avenir (7). Henri II encore dauphin le prend pour devise : « Donec totum impleat orbem », en attendant que sa gloire remplisse entièrement l’orbe, « voulant denoter que jusques à tems qu’il parviendrait à l’héritage du Royaume il ne pouvait monstrer son entière valeur » (8).

deviseH2

Devise qu’il conserve par la suite, associant dans son emblème le H, le D de Diane de Poitiers, sa dame de coeur, au C de Catherine de Médicis, son épouse, comme on peut le voir au plafond du rezdechaussée de la « maison dite de Henri II », à La Rochelle. Le croissant de lune, symbole d’Artémis, la Diane des romains, déesse de la chasse dont un des attributs est le croissant de  lune, l’astre qui éclaire l’obscurité, (son frère Phœbus-Apollon, lui, resplendissant de la lumière du soleil).

chiffreH2

Le chiffre de Diane de Poitiers, les trois croissants entrelacés, est présent, dans ce même édifice rochelais joint à l’emblème royal.

chiffre_Diane


La devise du jeune nouveau roi, Charles IX, PIETATE ET JVSTICIA, mentionnée, la même année (1566), sur la porte du collège rompt avec l’omniprésence du croissant de lune . Cette même année de 1566 est aussi celle de la disparition de Diane de Poitiers, peu acquise à la réforme et il est fort peu probable que le croissant de Marsilly soit un hommage posthume à l’ex-favorite.Ce croissant de lune ne peut se comprendre hors du sens de la devise SOLI DEO (gloria). Il ne peut faire allusion à la devise du roi Henri II puisque ce dernier est disparu depuis sept ans. Certains réformés, cependant, sans contester ouvertement l’autorité royale, en refusant catégoriquement tout intercesseur entre la Parole de Dieu et l’individu, ne s’interrogeaient-ils pas sur la légitimité du droit divin royal ? l’ambition du feu roi Henri II de vouloir remplir l’orbe de sa propre gloire, ne pouvait en rien se comparer, pour les huguenots, à la gloire divine.

   Une scène, lors de l’entrée de Charles IX, le 13 septembre 1565, nous permet de saisir combien la persistance de certains symboles peut rendre bien délicate leur interprétation. Lors des grandes festivités de réception, le jeune roi, agé d’une quinzaine d’années, accorde une attention particulière, place de la caille, aux plus belles jeunes filles rochelaises, toutes vêtues de blanc, un croissant en diadème, représentant Diane ( Marie, la fille de l’ancien maire Blandin) et ses compagnes (9). Et « Diane-Marie » de réciter au roi ces vers :

Soyez heureux, Charles, et jouissant

De l’heur des Rois qui ont dompté le monde,

Si qu’en vous soit accomply le croissant

Estant vainqueur de la machine ronde

   Les remerciements appuyés du jeune monarque montrent que le symbole en question n’avait alors rien perdu de son sens depuis le décès du père. Peut-être convient-il alors d’associer ce symbole de croissance, sculpté au sommet de la porte du temple, à l’emplissage de l’orbe de la seule gloire de Dieu, au fur et à mesure de l’essor de la réformation ?

L’image en question

Le temps de l’image typographique

La diffusion de la bible imprimée participe de l’importance que prend l’imprimerie au sein du parti réformé, notamment à Genève, Paris, Lyon, toulouse, La Rochelle etc. (cf Mario Carpo). Intérêts multiples : économiques, culturels (traités d’architecture, techniques etc.), diffusion de la Réforme, comportement réactionnaire suite au concile de Trente d’une contre-Réforme prise dans ses contradictions.

En architecture large diffusion des modèles xylographiés (Serlio, Blunt, etc.). Ces modèles engendrent progressivement des stéréotypes formels, figent la syntaxe (les cinq ordres antiquisants) . P. de l’Orme sera un des derniers à suivre une démarche inventive, la règle, dès le début du 17° ne permettant plus guère les licences d’un Serlio dans ses propositions de portes du livre extraordinaire.

L’invention de l’image artistique

A l’époque médiévale l’image a un sens particulier (cf Hans Belting). Au 15° et 16° siècle naissance de l’image moderne vers une autonomie artistique.

L’iconophobie calviniste

La réforme n’a pas perçu ce passage de l’icône sacrée à l’image profane à caractère artistique

«  Pour Calvin, Dieu dans toute sa Gloire (Soli Deo Gloria, est le thème principal de la pensée de Calvin) ne peut être que beau…

beauté de Dieu… orientée vers la vision glorieuse du Royaume à venir…. Le Royaume de Dieu est une réalité tellement merveilleuse qu’on ne peut en parler que par un langage d’images ; quasi développé en figures, dit-il. Et il ajoute : C’est pourquoi les prophètes, parce qu’ils ne pouvaient exprimer en paroles cette béatitude spirituelle dans sa substance, l’ont décrite et quasi dépeinte sous des figures corporelles.

Il y a donc un paradoxe fondamental chez Calvin : l’image est refusée dans sa plasticité même, mais elle est spirituellement revendiquée comme pouvant, mieux encore que la Parole, exprimer la Gloire de Dieu et l’attente du Royaume à venir.

Luther revendique une image privée d’esthétique, et Calvin une esthétique privée d’image. En se fondant aujourd’hui sur la pensée des deux réformateurs, on peut donc aujourd’hui revendiquer, pour le protestantisme, une pensée de l’image ouverte à la modernité esthétique. » ( Jérôme Cottin – professeur à la faculté de théologie protestante, Université de Strasbourg, 11.02.2013 )

Ce vocabulaire formel, ce symbolisme de surface au service d’une pensée théologique épuisent-ils toute la signification de la composition ? La théorie des proportions, la Symmetria, inspirée de l’antiquité, participe-t-elle, ici, aussi, d’un parti-pris esthétique ?

Une grille modulaire révèle l’usage des accords musicaux : octave (2:1), quinte (3:2), quarte (4:3). Le double carré, formé par l’entraxe des pilastres et la hauteur seuil-architrave, laisse entrevoir la présence possible de rapports irrationnels puisque 2:1 est aussi la racine carrée de 4. Le sommet des chapiteaux doriques correspond, comme le montre la figure 3, à un rectangle Φ surmonté d’un carré soit Φ+1= Φ² pour l’ensemble.

 Marsilly01
Marsilly02 Marsilly03 Marsilly04
 

Le sommet des chapiteaux doriques limite, comme le montre la figure 3, un rectangle Φ, ayant pour cotés verticaux les axes des pilastres et pour hauteur la distance jusqu’au sol. Surmonté d’un carré, soit Φ+1= Φ², ce rectangle Φ², qui selon Matila C. Ghyka serait particulièrement dédiée à l’esprit divin, détermine la hauteur totale de la composition.

Par homothétie, un autre rectangle Φ, ayant pour largeur le diamètre de l’arc plein-cintre, précise l’emplacement de la baie et sa hauteur ( à partir du niveau de la plinthe du piédestal ), selon un rapport arithmétique avec le rectangle Φ initial, très proche de 4:5 autrement dit d’une tierce. Ce qui corrobore bien l’affirmation de Pacioli  (Divine proportion, éd. Librairie du Compagnonnage, p.62): « Ainsi notre divine proportion envoyée du ciel s’accorde avec les autres en définition et en conditions, et ne les diminue en rien, mais bien au contraire les magnifie davantage, en maintenant la primauté de l’unité parmi toutes les quantités indifféremment, et sans jamais changer… ».

1566, Jean Calvin est décédé depuis deux ans. Ses idées sur l’art et la grâce générale, présentes dans l’institution chrétienne et ses autres œuvres, circulent. Dans ce qu’il convient de nommer son esthétique, l’architecture n’est pas négligée. « La vertu première du fils… s’est manifestée, nous dit-il dans l’architecture du monde et dans la nature » (11), et à ce titre « l’univers est notre modèle d’architecture ». Il révèle, selon Wencelius, les principaux attributs du créateur : sa beauté,, sa sagesse, sa puissance. Cet ordre de l’univers a une beauté géométrique qui proclame « en long et en large » la gloire de Dieu.

L’esthétique de Calvin ne rompt pas cependant avec une certaine tradition scolastique, médiévale. Elle s’inspire des idées de Saint Augustin notamment, mais emprunte aussi à la théorie des proportions, à la notion d’harmonie chères à l’antiquité. Comme Vitruve,  Calvin, souligne Wencelius, au nom de la perfection trouve le corps humain comme supérieur à toutes les créations de l’art. « Chaque partie de l’ensemble doit être harmonisé avec les parties voisine et conduire à l’union entre les parties et le tout, les nuances de partie à partie et enfin l’harmonie de la totalité ».

Calvin donne une importance fondamentale à la Bible même si l’Écriture a pour lui une autorité qui appelle toutefois l’interprétation, associant démarche intellectuelle et approche spirituelle. Le premier temple de Jérusalem, est construit par Salomon, pour recevoir l’Arche d’Alliance (Livre I des Rois, 6), selon des dimensions arithmétiques précises (60 coudées de long, 20 de large,30 de haut). Nombres entiers dont les rapports (1:3, tierce, 1:2, octave, 3:2 quinte) sont connus de Calvin lorsqu’il écrit : «  Même lorsqu’il n’était pas un pur reflet de la gloire divine, ( le temple d’Israël) ravissait d’admiration ceux qui le voyaient et qui, lorsqu’ils en saisissaient la vraie beauté étaient forcés de chanter la gloire de Dieu ». et qu’il ajoute : « le temple de Jérusalem doit être, sans doute, un modèle mais un modèle spirituel ».

C’est pourquoi il faut se méfier de la beauté extérieure, ne pas s’arrêter aux murailles et chercher l’Église de Dieu dans la beauté des édifices, « le temple doit être une image terrestre de l’Esprit et conduire les fidèles à la sainteté ».

Pour ce qui est de l’architecture humaine, elle « doit s’inspirer des lois qui ont constitué la grandiose architecture de l’univers. Comme celle-ci, elle doit obéir à la loi d’harmonie et tendre vers une perfection finale où arrivent à s’intégrer tous les éléments de l’œuvre ».

Il ne faut pas négliger, à propos de cette donnée géométrique de la beauté, l’héritage de la tradition gothique dont nous avons parlé à propos du conflit entre la pratique des architectes et le traditionnel savoir-faire des artisans acquis sur le chantier par voie orale.

Pour autant, peut-on penser, que cet attrait pour la sobriété et l’harmonie  soit un parti pris esthétique propre à la Réforme ? L’esthétique de Calvin, selon Wencelius, semble « un modèle du genre car on ne peut en imaginer une plus dépouillée… seule reste la forme pure, nue ». Elle serait l’ancêtre du classicisme, la contre-réforme favorisant, en opposition, le spectaculaire de surface, l’illusion du trompe-l’oeil, l’appel aux sens et la charge émotionnelle de l’art baroque (12).

(1) la premièreguerre civile (1562-63) se termine par la paix d’Amboise ( restriction des libertés de culte dans les faubourgs. Les prisonniers de guerre ou pour faits de religion sont libérés). Bien que les rochelais acquis à la Réforme, indignés par les massacres de Vassy (1562), soient fortement majoritaires, ils résistent aux sollicitations de Condé et de Coligny. La tentative du capitaine Chesnet le 8 février 1563, pour entraîner la ville dans le parti du prince de Condé est un échec. Jourdan, Ephémérides, T. 1, p.30.

Henri II (ϯ 1559) après avoir rendu aux rochelais la libre élection de leur maire, avait crée un Présidial en 1552, tribunal qui, pour affirmer sans tarder l’autorité royale, condamnait trois « hérétiques » rochelais dont un à être brûlé vif. En 1558 Richer de l’Isle, « le père de l’église de La Rochelle » installait un consistoire calviniste.

(2) Jourdan, idem, 9 janvier 1568, p.6, 2 février 1568, p.25, 17 janvier 1569, p.12

(3) Jourdan, idem, 13 sept. 1565, p.334, 336

(4) Calvin, L’institution chrétienne,, livre I, chap. XI, par. 12

(5) Alain Besançon, L’image interdite, Gallimard, folio essais, p.351

(6) Pierre au-dessus de la porte d’entrée de l’ancienne maison Cherbonneau, Marsilly : Extrait de l’Apocalypse, chap.II, verset 10 : Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie.

Musée des graphiti, Marsilly 17

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Pierre au-dessus de la fenêtre de l’étage de l’ancienne maison Cherbonneau, datée de 1563, Marsilly : Extrait de l’épitre aux hébreux, chap. X, verset10 : Nous sommes sanctifiés par l’offrande une fois faite du corps de Jésus-Christ.

Musée des graphiti, Marsilly 17.

Marsilly9

(7) Ovide (Mét.,XII, 617) : totum quae gloria compleat orbem

(8) Jovio Paulo 1561, Gallica .bnf.fr/ark/12148/bpt6k79180b

(9) Jourdan Ephémérides, tome I, p.334, 335, 336.

(10) Jérôme Cottin : « Le regard et la Parole »

« Zwingli et Calvin : une esthétique sans images

Par rapport à Luther, Zwingli (son contemporain) et Calvin (à la génération suivante) font de prime abord pâle figure. Ils n’ont jamais rien écrit de positif sur l’image religieuse. Contrairement à l’Allemagne, la Réforme en Suisse ne peut pas non plus s’enorgueillir d’avoir intéressé – et encore moins suscité – des artistes de renom. Au contraire : Holbein le Jeune a quitté Bâle pour aller travailler en Grande-Bretagne, tandis qu’à Berne un artiste brillant, Nicolas Manuel, renie sa vocation artistique pour se consacrer entièrement à la cause de la Réforme. Il n’y a donc à première vue pas plus ennemis des arts que ces deux réformateurs. Pour eux, l’image religieuse n’est rien d’autre que l’idole dénoncée par les prophètes bibliques.

Il ne faudrait toutefois pas absolutiser cet aspect négatif du rapport des réformateurs suisses et français à l’image, pour les raisons suivantes, que j’énonce brièvement : L’image qu’ils dénonçaient n’était pas l’image esthétique moderne et humaniste, mais l’image de dévotion médiévale : c’était l’image comme support d’une piété pleine de superstitions, qui accordait un pouvoir miraculeux aux images, non l’image comme lieu d’une contemplation esthétique, voire spirituelle.

Le refus des réformateurs suisses par rapport aux images n’était que la conséquence d’un refus plus fondamental, sur lequel ils concentraient toute leur attention, celui du sacrifice eucharistique de la messe. Ils ne faisaient pas vraiment la différence entre image et sacrement, la première n’étant que le prolongement du second. Dans la mesure où ils refusaient le réalisme sacramentaire, il ne pouvaient que rejeter sa transcription esthétique dans le réalisme plastique. La théologie et la pratique ecclésiale de la fin du Moyen Age avaient d’ailleurs tout fait pour brouiller les frontières entre images et eucharistie, la première n’étant souvent que la transcription visuelle de la seconde (par exemple, le thème iconographie de la messe de St-Grégoire).

La pensée de Zwingli sur les images est moins radicale qu’on ne le pense, quand on la restitue dans les faits. Le réformateur de Zurich a pensé cette question dans l’urgence, sous la pression populaire : il siégeait au Grand Conseil de la ville quand fut prise la décision d’éloigner les idoles des églises. Il était contre toute participation humaine à l’expression du divin. Mais de manière plus personnelle, il lui est arrivé de confier qu’il était ami et admirateur des arts : Il n’y a pas plus grand admirateur de tableaux, de statues, et d’images que moi ; on sait par ailleurs qu’il était un grand amateur de musique. Il savait donc faire la différence entre image et idole. Du reste, il n’a jamais interdit les vitraux dans les églises, car il avait remarqué qu’on ne les adorait pas. Sa mort précoce, sur le champ de bataille (à Cappel, en 1531), fait qu’il n’a pas pu développer une pensée esthétique sur laquelle on pourrait s’appuyer aujourd’hui.

Calvin a suivi son aîné de Zürich, même s’il n’admet pas, contrairement à Zwingli, la présence de vitraux dans les églises. Il souligne que le Second commandement du Décalogue (Tu ne te feras pas d’images taillées…) a une valeur exemplaire et pérenne : toutes les images sont interdites par le Décalogue, et non les seules images adorées, ce que contredirait Luther. Même une image humaine du Christ contredit le commandement biblique. Mais sur ce point Calvin n’a pas toujours été d’une clarté exemplaire. On ne sait pas s’il interdit toutes les images, ou seulement celles qui ont un caractère idolâtre ou qui pourraient susciter l’idolâtrie. Il admettait et appréciait en effet un art séculier – peintures historiques et paysages – en dehors des églises. Il dira même que l’art de tailler et de peindre sont dons de Dieu.

Ce n’est pas tout. A ces considérations qui relativisent son iconophobie, s’ajoute un découverte de taille : les écrits du Réformateur de Genève contiennent une riche pensée esthétique, articulée à la question de Dieu. Quand Calvin parle de Dieu, les métaphores esthétiques abondent.

Pour Calvin, Dieu dans toute sa Gloire (Soli Deo Gloria, est le thème principal de la pensée de Calvin) ne peut être que beau. (10) On découvre chez lui une esthétique théologique très développée, moderne même, et qui n’a pas son pareil chez les autres réformateurs. Si l’image est totalement niée, en revanche le sens de la vue est très développé dans son livre majeur,l’Institution, de la religion chrétienne : pour Calvin l’homme qui écoute est aussi un homme qui voit. On a ainsi l’élaboration d’une nouvelle image, mais il s’agit d’une image mentale, conceptuelle et spirituelle.

Calvin pense la beauté, et l’articule à sa vision de Dieu, un Dieu glorieux, créateur, spirituel, céleste. La beauté est l’une des attributions du Dieu invisible, et fait intégralement partie de son geste créateur : En créant le monde, il [Dieu] s’est comme paré, et est sorti en avant avec des ornements qui le rendent admirable, de quelque côté que nous tournions les yeux. Commentant le Psaume 104, Calvin fait de la contemplation de Dieu le signe de la rencontre du croyant avec lui : Même si Dieu est invisible, sa gloire est quand même visible. Quand il s’agit de son essence, il habite certes une lumière inaccessible ; mais aussi longtemps qu’il rayonne sur le monde entier, cette gloire est le vêtement dans lequel nous apparaît quand même d’une certaine façon visible celui qui en lui-même était caché. Le réformateur de Genève nous invite donc à voir Dieu dans l’écoute de sa Parole et dans la contemplation d’une création sauvée par sa seule Grâce :Ouvrons les yeux et nous serons tout confus dit-il, avant de nous inviter à voir les signes de la Grâce de Dieu autour de nous et en nous.

La beauté de Dieu est, enfin, orientée vers la vision glorieuse du Royaume à venir. L’esthétique, chez Calvin, ouvre à l’eschatologie. Aussi ne sera-t-on pas étonné de trouver encore des références à l’image spirituelle quand Calvin parle de la résurrection. Le Royaume de Dieu est une réalité tellement merveilleuse qu’on ne peut en parler que par un langage d’images ; quasi développé en figures, dit-il. Et il ajoute : C’est pourquoi les prophètes, parce qu’ils ne pouvaient exprimer en paroles cette béatitude spirituelle dans sa substance, l’ont décrite et quasi dépeinte sous des figures corporelles.

Il y a donc un paradoxe fondamental chez Calvin : l’image est refusée dans sa plasticité même, mais elle est spirituellement revendiquée comme pouvant, mieux encore que la Parole, exprimer la Gloire de Dieu et l’attente du Royaume à venir.

Les positions des deux principaux réformateurs (la pensée de Zwingli ayant été « absorbée » par celle de Calvin) sont donc complémentaires : Luther revendique une image privée d’esthétique, et Calvin une esthétique privée d’image. En se fondant aujourd’hui sur la pensée des deux réformateurs, on peut donc aujourd’hui revendiquer, pour le protestantisme, une pensée de l’image ouverte à la modernité esthétique. »