4) porte des échevins

4) La porte des Echevins et la Divine proportion

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Description et historique

 

 

La Divine Proportion de luca Pacioli

   Luca Pacioli (env. 1450-1514) est originaire de Borgo San Sepolcro comme Piero della Francesca. Moine franciscain, théologien, il enseigne avec talent les mathématiques dans de nombreuses villes italiennes et se lie d’amitié avec certains des plus éminents esprits de la Renaissance : Alberti, Piero della Francesca et Vinci. Son œuvre majeure,  » Summa di arithmética, geometrica, proportione et proportionalita « , véritable encyclopédie mathématique, publiée en 1494, lui assure la célébrité. En 1509 est imprimé à Venise « De Divina Proportione  » (1) dont le manuscrit avait été offert plusieurs années auparavant à Ludovic le More, Duc de Milan. Illustré par Léonard de Vinci, l’ouvrage comprend une partie principale consacrée à l’étude des propriétés de la proportion suivi d’un court traité d’architecture, du tracé d’un alphabet antique, et du  » Libellus « , une suite d’exercices mathématiques portant notamment sur les polyèdres réguliers (2)

 

Un  » vrai trésor caché « 
C’est ainsi que la première dédicace de l’œuvre désigne la Divine Proportion,  » trésor d’un précieux et si rare secret« , selon Daniel Caietano auteur de la seconde dédicace. Le sous-titre est plus explicite, il s’agit d’  » une œuvre nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment à étudier la Philosophie, la Perspective, la Peinture , la Sculpture, l’Architecture, la Musique et les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtile et admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchant à une très secrète science « . Nous ne sommes donc pas en face d’un pur traîté de science mathématique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Dans l’esprit de Pacioli, le terme a une acception plus large : « Pour notre propos, par sciences et disciplines mathématiques, nous entendons Arithmétique, Géométrie, Astrologie, Musique,Perspective, Architecture et cosmographie ainsi que toutes les sciences qui en dépendent  » (chap. III).
Ce sont d’ailleurs des considérations de théologie chrétienne qui justifient aux yeux de l’auteur, l’importance accordée à la dite proportion dont les caractéristiques « concordent avec les attributs qui appartiennent à Dieu… Le premier est l’unicité… le second attribut concordant est celui de la Sainte Trinité ; c’est-à-dire que, de même qu’en Dieu une seule substance réside en trois personnes, le Père, le Fils et l’ Esprit Saint,de la même façon, il convient qu’un même rapport ou proportion se trouve toujours entre trois termes« . Troisième attribut : »De même que Dieu ne peut se définir en termes propres et que les paroles ne peuvent nous le faire comprendre, ainsi  notre proportion ne se peut jamais déterminer par un nombre que l’on puisse connaître, ni exprimer par quelque quantité rationnelle, mais est toujours mystérieuse et secrète, et qualifiée par les mathématiciens d’irrationnelle« . Quatrième attribut :  » De même que Dieu ne peut jamais changer et est tout en tout et tout entier dans chaque partie,de même notre présente proportion est toujours la même et toujours invariable… » Cinquième attribut  » De même que Dieu confère l’être à la Vertu Céleste appelée Quinte Essence, et par elle aux quatre autres corps simples, c’est à dire aux quatre éléments Terre, Eau, Air et Feu… de même notre sainte proportion donne l’être formel au ciel même, selon Platon qui dans son Timée attribue au ciel la figure du corps appelé dodécaèdre… lequel ne se peut former sans notre proportion… » et Pacioli de montrer les propriétés des cinq corps platoniciens circonscrits dans la sphère et le rôle éminent de la divine proportion dans la construction de deux d’entre eux : l’icosaèdre et du dodécaèdre .

 

Le partage en moyenne et extrême raison

partage


   Cette divine proportion ou  » proportion ayant un moyen et deux extrêmes «  n’est plusen soi, un secret mathématique quand Pacioli rédige son ouvrage. Il suit de très près Euclide qui en donne une claire définition dans les Eléménts (3 ème définition du cinquième livre):  » Une droite est dite divisée en moyenne et extrême raison quand toute la quantité est au plus grand segment comme ce dernier est au plus petit « .

 

   Le partage d’un segment en moyenne et extrême raison est une moyenne géométrique continue (à trois termes du type a/b = b/c) particulière, dans laquelle le troisième terme est la somme des deux autres, soit a/b = (a+b)/a, a étant le plus grand segment. L’ouvrage de Pacioli consacre de nombreux chapitres à ses  » effets  » remarquables ; signalons par exemple le neuvième effet, supérieur selon lui, à tous les autres : les diagonales du pentagone régulier se coupent entre elles selon la proportion (chap. XVIII). Pour ce qui est de l’approche mathématiques nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage  » Le nombre d’or  » (3) de M. Ghyka et à la seconde partie de  » Le Nombre d’or, radiographie d’un mythe / La Divine Proportion » (4).
Représentons géométriquement quelques occurrences de la proportion (désignée par Ø ou nombre d’or au XIXème) parmi les plus remarquables en suivant ainsi le conseil de Pacioli (5).

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Une  » très secrète science  » ?

   La référence de Pacioli à Vitruve, dans l’ « Architecture » est manifeste mais ni Vitruve, ni Alberti, Serlio ou Palladio ni aucun autre architecte de la Renaissance n’ont explicitement mentionné dans leurs écrits l’usage de nombre irrationnel si ce n’est V¯2 . « Aussi loin que nous puissions voir, voici le seul nombre irrationnel d’importance impliqué dans la théorie architecturale des proportions à la Renaissance  » (6). Fort de ce constat, Wittkower est convaincu que « il est probablement exact de dire que ni Palladio ni aucun autre architecte de la Renaissance n’a usé des proportions irrationnelles« . Ce point de vue est partagé par des  historiens qui dénoncent comme M. Neveux (4) le caractère pseudo-scientifique des spéculations des  » mystiques du nombre d’or », des »pyramidistes », des explorateurs de la « géométrie secrète » (7) dissimulée dans d’hypothétiques tracés régulateurs. Le plus souvent, cependant, c’est la croyance en une essence de la beauté, beauté transcendante, objectivée dans les mathématiques, qui est est en cause. Dans « Le nombre d’or, radiographie d’un mythe »(4), l’auteur analyse avec rigueur le renouveau de cette théorie à partir du XIXème siècle en Allemagne, théorie qui connaîtra un succés certain, au siècle suivant entre les deux guerres, avec notamment les ouvrages de M. Ghyka. Mais Marguerite Neveux est moins convaincante quand, pour les besoins de sa démonstration, elle entreprend de montrer que  » ni chez Pacioli, ni chez Piero della Francesca, ni chez Léonard de Vinci la divine proportion ne se trouve dotée d’une valeur esthétique « . La préoccupation du Franciscain en particulier serait d’ordre strictement mathématique ; quand à l’Architecture et au Libellus, il conviendrait de les considérer comme des annexes indépendantes du texte de base.
Mais alors à quelle  » très secrète science » Pacioli peut-il bien faire allusion puisque toutes les données mathémathiques qu’il avance sont connues depuis Euclide ?

   A plusieurs reprises, Pacioli prend soin de souligner la valeur esthétique et symbolique de la Proportion : « Je ne parlerai pas de la douce et suave harmonie musicale, ni de la suprême beauté et de la satisfaction intellectuelle créées par la perspective, non plus que de la disposition architecturale que présentent tant la disposition de l’univers maritime et terrestre que l’exposé de la course des astres et des aspects du ciel : car cela ressort clairement de ce qui a été dit jusqu’ici « (DP chap.II). Au chapitre VII,   » notre divine proportion envoyée du ciel s’accorde avec les autres en définition et en conditions, et ne les diminue en rien, mais bien au contraire les magnifie davantage… « . Au chapitre LIV, à propos du corps de 72 bases,  » on trouve, écrit le moine, un très grand nombre de ces monuments élevés et disposés selon ces proportions en divers lieux, comme en témoigne l’inestimable temple antique du panthéon « . Dans le premier chapitre de l’Architecture, intitulé  » De la mesure et des proportions du corps humain de la tête et des autres membres, modèle de l’architecture« , la référence à Vitruve est des plus claires et ne ressortit plus exclusivement de la pure mathématique : « … la nature, ministre de la divinité, lorsqu’elle façonna l’homme, en disposa la tête avec toutes les proportions voulues, correspondant à toutes les autres parties de son corps : aussi les anciens, en égard à la disposition du corps humain, édifièrent toutes leurs œuvres, et principalement les temples sacrés, selon ces proportions. Ils trouvaient en effet dans le corps de l’homme les deux figures les plus importantes (le cercle et le carré), sans lesquelles il est impossible de faire quelque ouvrage que ce soit…« 

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« De Harmonia Mundi totius« , 1525, Venise, xylographie
Médiathèque Michel Crépeau – La Rochelle
droits de reproduction et de diffusion réservés

A propos de l’inscription du corps dans le cercle une petite erreur, étonnante de la part d’un observateur aussi averti, nous apparaît comme symptomatique du désir d’en dire plus qu’il n’est d’usage :  » Pour ce qui est du cercle, on peut le vérifier lorsqu’un homme s’étend sur le dos et écarte autant qu’il le peut les bras et les jambes : l’ombilic sera exactement le centre de tout l’espace qu’il occupe, en sorte que si l’on a un fil assez long dont on fixe une extrémité sur le dit nombril, et dont on fasse tourner l’autre extrémité tout autour de l’homme, on constatera qu’il touchera très exactement le sommet de la tête, l’extrémité du doigt qui est au milieu de chaque main et celle des gros orteils des pieds… » Une telle inscription n’est possible, comme dans la gravure d’Agrippa de Nettesheim, que si le centre du cercle se trouve à la hauteur du pubis et non  à la hauteur de l’ombilic, mais elle présente l’intérêt de révéler les relations entre le corps humain et la Divine Proportion introduite par le pentagramme, version « étoilée » du pentagone régulier.

 

Nettes L’homme vitruvien de Nettesheim

   Pacioli n’est pas avare de conseils à l’égard des distingués tailleurs de pierre de Borgo San Sepolcro auxquels il dédie son deuxième livre et explique (chap.XVIII) « comment les dits corps mathématiques valent louanges et éloges aux tailleurs de pierre et autres sculpteurs « . Ce corps de métier qui tient son savoir-faire de la culture médiévale, entretient avec ces nouveaux détenteurs du savoir et du pouvoir que sont les architectes humanistes, des relations complexes. Au sein de rapports de force qui peuvent expliquer, en partie, sa prudence, Pacioli, est attentif à ne pas divulguer trop brutalement des pratiques de corporation, qui participent d’une culture et d’une certaine organisation économique du travail qu’il prend soin de ne pas heurter de front (8).

   A la charnière des deux mondes, le médiéval et le monde moderne, ce symbolisme est très clairement exprimé par le philosophe Nicolas de Cues au quattrocento (in De la docte ignorance) :  » De toutes les oeuvres de Dieu, il n’est de connaissance précise qu’en lui qui en est l’auteur ou, si si nous en avons quelque idée, nous la tirons du symbole (ex aenigmate) et du miroir bien connu de la mathématique.(…) Tout bien considéré, donc, nous n’avons rien de certain dans notre science que notre mathématique et c’est elle qui est notre symbole pour aller à la chasse des oeuvres de Dieu «  (Dial.de possest), ou dans  » la docte ignorance  » (I, 11) :  » Puisque aucune méthode ne s’offre à nous  pour atteindre aux réalités divines sinon par des symboles, c’est à des signes mathématiques que nous pourrons recourir avec plus de convenance qu’à d’autres, à cause de leur irréfragable certitude. «  (cité par E. Cassirer,  » individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance « ,  Les éditions de minuit, 1983). Pacioli, théologien qui n’aborde pas encore les mathématiques en pur rationaliste, encore très attaché à leur symbolisme métaphysique et religieux, en soulevant le voile qui dissimule encore cette très secrète science annonce aussi son déclin. En livrant au livre imprimé, les quelques secrets du savoir-faire des artisans recourant aux grandeurs continues (équerre et compas) donc aux nombres irrationnels, en divulguant ces pratiques, a-t-il voulu saper l’autorité des maçons sur le chantier, au profit des théoriciens, ou/et leur permettre d’approfondir leur maîtrise du tracé, ou/et a-t-il cédé au désir de montrer l’ampleur et la supériorité de son savoir ? Nous entrons là dans l’inviolable secret de la confession…

 

Le silence des architectes et le chuchotement des gravures

   Selon Rudolph Wittkower, les architectes-théoriciens de la Renaissance, comme Palladio, ont très probablement partagé les spéculations néo-platoniciennes d’un Francesco Zorzi ou d’un Luca Pacioli (*). Plus précisément, il est convaincu que leur conception de la proportion harmonieuse « se base sur la commensurabilité des rapports ». (*). Comme nous l’avons constaté dans la composition des trois portes précédentes, les rapports commensurables s’accordent aux consonances musicales de la gamme pythagoricienne : l’octave, la quinte, la quatre, le ton (*) . Toutefois l’historien admet dans une de ses notes qu’ « aucune étude fiable des bâtiments de la Renaissance n’a encore été faite », mais que si elle l’était (nous sommes en 1949), une telle étude confirmerait son hypothèse. Ce qui ne l’empêche pas cependant de constater que le carré, figure géométrique majeure après le cercle, à la Renaissance, a été utilisé à la fois dans un contexte rationnel et métrique et dans un contexte irrationnel et géométrique (*). Tout comme il n’ignore pas l’importance qu’accorde Vitruve à la géométrie pour régler « les questions difficiles concernant les Symmetries » (4).

   Les « emprunts » sont monnaie courante comme en atteste le frontispice du traité de Julien Mauclerc, imprimé à La Rochelle en 1599 et 1600. L’élévation est une copie de la porte XIV du livre extraordinaire de Serlio sur laquelle Mauclerc greffe un programme iconographique qui ne participe en rien de la haine des images que l’on attribue, à tord, comme nous le verrons plus avant dans notre seconde partie, au calvinisme. Ce frontispice témoigne aussi par la présence des cinq corps platoniciens de l’intérêt porté au néo-platonisme (penser à la traduction de l’œuvre de Platon réalisée par Jean de Serre, pasteur à Nîmes puis à Orange, le frère d’Olivier).

5corpsJullienMauclercPremière planche des œuvres de architecture de Julien Mauclerc gentilhomme poitevin seigneur du Ligneron Mauclerc contenant sa devise et effigie en l’an de son âge 53 de son invention despeinte de sa main et parachevée destre taillée au burin au mois de septembre 1566

 

schem1

Si AD = 1, AC = √5

Ao = √5/2 eo = 1/2

Ao/eo = (1+√5)/2 = Φ = EF/AE = EF/FB

EB/EF = eC/ef = eC/1 = ec = AC- Ae = √5-Ae = √5-│(√5-1)/2│= Φ

 

porte_gentilhommes
La baie de la porte des échevins est inscrite dans un rectangle Φ obtenu géométriquement de la subdivision du carré ayant pour côté la hauteur seuil – base du fronton.

La possible conciliation du Discret et du continu

porte de la rue Bazoges :

Grandes-ecoles''+foto+phi

 

porte de l’impasse tout-y-faut :

tt-y-faut+or

porte de la rue Gargoulleau

gargoulleau10''

 

 

 

 

 

 

 

(1) De Divina Proportione, traduction française par G. Duschesne et M. Giraud, Librairie du Compagnonnage, 1980

(2) Le texte du  » Libellus  » est si proche de celui offert par Piero della Francesca à Guidobaldo d’Urbino sous le titre  » De quinque corporibus regularibus  » que Vasari accuse Pacioli de Plagiat. Certains spécialistes penchent plutôt pour une collaboration entre le  peintre agé et le mathématicien plus jeune.

(3) Le terme nombre d’or désigne au XIXème siècle le partage en moyenne et extrême raison. Les racines de l’équation sont (1+V¯5) / 2 soit un nombre irrationnel proche de 1,618 et (1-V¯5) / 2 soit environ -0,618 pour la racine négative.

(4)  » Le Nombre d’or, radiographie d’un mythe  » Marguerite Neveux, Edition du Seuil 1995, seconde partie :  » La Divine Proportion  » version abrégée de «  The Divine Proportion. A Study in Mathematical Beauty  » de H.E. Huntley, Dover Publications Inc. New York, 1970.

(5) Dans le chapitre XIX de  » Architecture « , l’auteur précise l’importance du tracé géométrique dans le cas de proportions irrationnelles :  » Si toutefois vous en êtes empéchés (d’utiliser des nombres entiers ou des fractions simples) par l’irrationalité, comme c’est le cas dans le rapport entre le diamètre du carré et de son côté, vous indiquerez sur votre dessin leurs limites par des lignes, à l’aide de votre équerre et de votre compas. Car, si l’on ne peut pas toujours indiquer une superficie par un nombre, on la peut toujours indiquer par des lignes, bien que la proportion soit moins précise dans la quantité continue que dans la quantité discrète… »

(6) Wittkower : ouvrage cité, page 94.

 

(7) Voir l’article de Jean Guillerme : « proportion », Encyclopædia Universalis 1980.

(8) Le conflit qui opposa, en 1434, Phillipo Brunelleschi à la corporation des maçons et des menuisiers illustre les rapports tendus qui pouvaient exister entre les corps de métiers constitués et les nouveaux « inventeurs ». Pour avoir construit la grande coupole de Florence sans avoir acquitté sa cotisation annuelle à la corporation, bafouant ainsi l’autorité des consuls et les statuts de l’association, Fillipo fut emprisonné et ne dut sa libération qu’à l’intervention énergique des Fabriciens de la cathédrale.(Actes de la Fabrique  de la cathédrale de Florence, 1434, cités dans « Brunelleschi », L’Equerre – Direction de l’Architecture, 1978)